LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE SERBE —
Laza Lazarević
(Лаза К. Лазаревић)
1851 – 1891
STANA
(У добри час хајдуци!)
1880
Traduction de Charles Simond, parue dans Les Milles et une nouvelles, n° 12, La
Renaissance du Livre, 1910.
Je chevauchais avec un pandour. C’était l’été. Il faisait terriblement chaud. Un soleil affolant dardait d’aplomb et les blés bouillaient sous ses rayons torrides. Les arbres au feuillage desséché semblaient des malades mourant de soif et les animaux se couchaient alanguis dans les champs, cherchant un abri à l’ombre de quelque pommier isolé. Aucun oiseau ne bougeait. La nature entière était abattue comme un être qui a perdu conscience. Nous nous sentions nous-mêmes apathiques, lourds, incapables de souffle, le cerveau vidé, aride.
J’arrivai harassé au village où je réglai en hâte l’affaire qui m’avait amené, afin de songer uniquement au repos.
L’auberge du lieu était misérable et affreusement sale, sentant le poisson et l’eau-de-vie.
Aussi on juge de ma joie quand Ugritch m’invita à passer la nuit chez lui. Ce même jour, Ziwko, fils de son frère, était rentré du service en congé définitif. La maison était grande, les hôtes riches, avenants, et l’hospitalité fut cordiale. Ce qui me plaisait surtout, c’étaient les yeux de la nièce d’Ugritch. Une belle fille, pleine de vie, fraîche et gaillarde, dont la ferme démarche n’arrivait cependant à faire vibrer ni le parquet ni les vitres. Elle allait et venait, vive et légère, pleine d’aisance en ses mouvements.
On soupa sous le noyer. Elle servit sans un mot pendant toute la soirée. Puis elle me guida dans l’habitation. Aux deux côtés d’une pièce centrale où était l’âtre, deux petites chambres s’ouvraient, dont l’une me fut attribuée. Son ameublement était un lit de bois, avec du foin tout frais, deux draps et deux oreillers ; à côté, une table et, devant la fenêtre, un banc. Un sabre turc avec son ceinturon de cuir usé et déchiré et deux pistolets à batterie de silex pendaient au mur. C’était tout.
La coutume serbe voulait que notre charmante servante improvisée me tirât mes bottes boueuses ; mais je ne voulus pas y consentir et j’appelai le pandour.
Elle regardait mes chaussures et je la regardais. Devais-je la prier de s’asseoir, car elle restait debout ? Je voulais lui adresser la parole. Mais que lui dire ?
— As-tu soupé, Stana ? (J’avais entendu qu’on l’appelait Stana).
— Pas encore.
— Pourquoi pas ?
— Parce que...
— Tu soupes toujours aussi tard ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— À cause de la besogne.
Je compris.
— Tu dois d’abord servir tes aînés ?
— Oui.
— Et puis c’est ton tour ?
— Oui.
— Mais chez nous, à la ville, les femmes mangent avec nous.
La main sur la bouche et la moitié du nez, elle réprima mal un éclat de rire et haussa les épaules. Je continuai :
— Tu ferais mieux de te marier en ville...
Cette fois elle laissa retomber ses bras et secoua sa jupe comme si elle voulait faire choir quelque chose. Puis elle se tourna tout à fait contre le mur en me demandant :
— Veux-tu te laver les pieds ?
— Non, merci. Va souper, je t’ai retenue assez longtemps.
— Dieu te garde, dit-elle.
Sans me laisser revoir son visage, elle sortit, haussant encore les épaules.
Je congédiai le pandour et je suspendis mon revolver au montant du lit. Je me déshabillai, j’ouvris le volet et j’allumai une cigarette. Enfin je soufflai la bougie et je m’étendis dans le lit, accablé. Quelle sensation délicieuse !
Une brise caressante entrait par la fenêtre, m’apportant la senteur pénétrante du foin, et j’entendais le cheval arracher le foin du char en soufflant avec force de ses naseaux tressaillants. Un grillon chantait.
Des pensées agréables me hantaient, et je retrouvais la vision de Stana.
Mais peu à peu les images s’emmêlèrent et devinrent imprécises. Je voyais le cocher Trifoun à califourchon sur un bras de levier. Puis il y eut quelque chose qui me chatouillait la nuque ; je me retournai et je vis Stana tenant à la main une gerbe d’épis de blé. Au même instant une roue de chariot me passa sur le pied. Je me ramassai épouvanté et je me heurtai de la tête au bois du lit ; le sommeil à nouveau disparut. C’est pourquoi je perçus à un moment donné — il pouvait bien être minuit — le bruit de la porte de la maison qu’on ouvrait. Par les fentes de la mienne, je pouvais voir que le feu brûlait encore dans la cuisine. Bientôt les paroles d’une conversation m’arrivèrent distinctement. Je reconnus la voix de Stana, et comme, intrigué, je regardais par les fentes de ma porte, je pus voir, maintenant assis à côté d’elle, Ziwko.
Je réfléchis un instant. Stana était à côté de Ziwko.
— Oui, vois-tu, petite sœur, j’ai trimé et j’ai couru le monde. Je suis débarrassé du service militaire. Il ne me reste plus qu’à te marier et à prendre femme moi-même.
Elle se taisait.
— Écoute bien, maintenant : je sais tout, tout... mais c’est par toi que j’aurais dû l’apprendre. Or, n’oublie pas cela : je le hais, lui, et si...
Elle restait muette.
— Oui, vois-tu, je le connais bien. Il fera bien de chasser ça de sa tête : je ne te donnerai pas à quelqu’un qui est moins que moi. Je veux te chercher un garçon... Tu m’entends.
Elle se leva, prit une bûche et alla vers le feu. Je la perdis de vue. Lui aussi me tournait le dos. Il cracha par terre et, pesant chaque parole, il continua :
— Je le lui ai dit carrément, à ce... « Je te défends de tourner autour de la maison et de ma sœur, et, tu sais, je n’entends pas raillerie ».
Puis, avec colère, hachant ses phrases, la voix déjà haute :
— Qui est-il ? D’où vient-il ? C’est un Souabe[1] arrivé de là-bas, petite sœur. Je sais tout, te dis-je. Autrefois il faisait je ne sais quels trafics avec des papiers couverts d’écritures et de dessins grands comme la paume de la main ; il les portait aux juifs de la ville qui lui donnaient de l’argent... Qu’est-ce que cela signifiait ? Écoute encore. Il est venu un message de l’empereur de Souabe à notre commandant du cercle où il est dit d’arrêter Timo. Parfaitement. Or mon Timo continua d’aller avec ses papiers chez les juifs et les juifs lui donnèrent des ducats et les ducats allèrent au commandant, qui dit : « Rentre vite chez toi et conduis-toi convenablement. Tu es sujet serbe et le Hongrois vaut le Turc : il ne croit ni à Dieu ni à la Mère du Seigneur »... Et puis, comment se fait-il que le commandant cause avec lui familièrement et, chaque fois qu’il vient au village, lui frappe sur l’épaule avec cet accueil : « Comment va mon brave ? » Lui, un brave ! il ne fréquente que des drôles et ne se risque point avec des gens honnêtes. Ah ! vrai !... Une fois, avant d’être soldat, j’avais trop bu et je me mis à insulter sa mère Souabe ; il me dit seulement : « Pourquoi fais-tu cela ? » Je répondis : « Parce que... » Et lui, là-dessus : « Laisse ça, laisse ça, Ziwko ». Mais moi : « Viens donc ici, viens, si tu l’oses. C’est facile de battre des rabougris ; mais arrive donc. » Et lui : « Non, je ne veux pas, Ziwko, je ne veux pas. » Et moi : « Tu n’oses pas ? Chien maudit, viens, te dis-je, je t’attends ». Quand Radojka Militsch, un jour, l’appela Souabe, il voulut l’assommer, puis il se mit à pleurer quand le maître intervint pour déclarer que nous n’avions pas affaire à un Allemand, mais à un vrai Serbe, et se moqua des gens du village qui le traitaient de Souabe. As-tu vu comme il porte ses chaussures ? il ne sait pas même attacher les cordons comme nous. Sa mère aussi est Souabe : elle a le chignon emmêlé ; cela ne veut rien dire, sans doute... Je sais, moi, que les Souabes ne prient que saint Martin, et lui aussi... Et je l’ai bien remarqué, va, quand on allait travailler chez Stojewitsch : tu tournais sans cesse autour de lui et tout le village le sait. Ce Timo, je te défends de le regarder. J’irai demain chez sa maudite mère Souabe et nous verrons. Il est trop lâche.
À ce moment on frappa violemment à la porte. Les deux interlocuteurs sursautèrent. Sur le seuil parurent trois hommes. Je n’en pouvais voir qu’un. Il portait sur la poitrine des boucles d’argent. La pointe de son bonnet lui effleurait la joue. Il avait la ceinture garnie d’armes et un pistolet à la main.
— Bonsoir, dit-il d’un ton brusque.
La jeune fille tressaillit. Ziwko cria :
— Dieu te garde du malheur.
Je ne vis plus que l’éclat de la flamme dans la pièce.
Puis je ne perçus plus rien ; les trois hommes avaient fermé la porte sur eux et s’étaient rapprochés de la fente par où j’épiais. Ils me masquaient l’intérieur et je n’entendis que des cris, des gémissements, des sons de voix étouffés, au milieu desquels celle de Stana, enfin : « Aux voleurs ! »
J’étais pétrifié d’effroi ; puis je saisis mon revolver et m’élançai de nouveau vers la porte.
Mais j’entendis quelqu’un m’appeler par la fenêtre : « Pstt ! pstt ! »
— Donnez-moi vite les pistolets de Ziwko qui pendent au mur. Ne craignez rien. C’est moi, Timo ; ne craignez rien. Faites vite. Ce sont les voleurs, les bandits. Vite, vite.
Le danger était pressant. Je m’en rendis compte et compris que cet homme, ce Timo, devait être le Souabe, le prétendant de Stana.
Je n’hésitai pas. Je lui remis les pistolets.
À mon tour j’armai mon revolver, mais je tremblais comme une feuille. J’avais encore plus peur de mon arme que des bandits. Allais-je tuer un homme ?
— Rendez-vous !
L’injonction retentit soudain à la porte de l’habitation. Ce fut pour moi un trait de lumière. J’ouvris ma porte, je fis un pas sur le seuil et, le revolver levé, je me mis à hurler de mon côté :
— Rendez-vous ! rendez-vous !
Dans l’embrasure de la porte, se tenait un homme, le pistolet braqué sur le groupe des trois bandits dont l’un fermait la bouche à Stana, tandis que les autres égorgeaient Ziwko.
Aussitôt les bandits lâchèrent prise ; l’un déchargea son arme sur le libérateur ; un autre, d’un coup de yatagan, coupa la chaîne du chaudron au-dessus du foyer et éteignit aussi le feu. Encore deux détonations et tout fut dans les ténèbres.
Je tirai coup sur coup pour me donner du courage, en prenant garde de n’atteindre personne. Il y eut une mêlée, et quelqu’un — je ne pus voir qui c’était — poussa brutalement un homme dans ma chambre ; j’entendis un autre y pénétrer et la verrouiller.
Enfin le vieux Ugritch arriva armé d’une pioche et accompagné des jeunes gens en visite, chacun brandissant ce qu’il avait trouvé sous la main et l’un d’eux élevant au-dessus des têtes un flambeau. Chacun regardait avec épouvante autour de soi :
— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? Qui est-ce ? Où est-il ? La cour et la maison se trouvaient envahies par une foule qui s’interrogeait pêle-mêle.
Au milieu de la cuisine se tenait un jeune homme, robuste, le regard fier, portant le costume du pays, la veste et la coiffure serbes, les chaussures nationales, le pantalon blanc. C’était Timo. Il gardait le silence et paraissait vivement surexcité. Ziwko, couvert de sang, s’étanchait et se frottait le cou. Stana s’était reculée dans un coin, pâle comme un linge.
À ce moment parut le magistrat de l’endroit, une arme antique à la ceinture, suivi de son greffier portant un fusil à deux coups et du maître d’école chargé d’un pliant.
— Qu’est-ce ? Que se passe-t-il ? Quelque chose de grave ?
Ziwko se frottait les épaules.
— Ce qu’il y a ? Ce misérable Nicodème est tombé dans le village et a assailli la maison. Sans lui que voilà — il désigna Timo — j’y aurai laissé ma peau, et Dieu sait ce qui serait arrivé ensuite.
— Où sont-ils ? Que tout le monde s’arme ! Qu’on les arrête, cria le magistrat.
— Par la mère du Diable, il y en a un d’échappé ; les deux autres sont pris, dit Timo.
Il désigna de la main la porte de ma chambre.
— Ils ont passé par la fenêtre, objectai-je.
— Vous croyez cela ! Votre pandour est encore au bas de la fenêtre.
Il y eut un mouvement de stupéfaction.
— Que chacun prenne ses armes ! Qu’on bloque la maison. Mais prenez garde, ils se défendront.
C’était le magistrat qui commandait.
— Je prends cette hache, dit Timo. Ils ont laissé leurs pistolets.
Il y en avait en effet quatre qui jonchaient le sol.
Timo voulut ouvrir ma porte, mais elle résista. Alors il leva sa hache et en frappa un coup vigoureux. En même temps, du pied il enfonça l’obstacle. Un coup de feu partit de l’intérieur : la balle frôla la tête de Timo, lui enleva sa coiffure et alla s’aplatir contre le mur.
Nous avions complètement oublié qu’il y avait encore le second pistolet de Ziwko dans la panoplie.
— En avant, mes amis ! cria le magistrat ; en avant ! Greffier, tu as un fusil ?
Mais le fusil à double coup du scribe ne tenait pas en respect les bandits qui se mirent en défense. Timo fondit sur eux, la hache au poing. Alors ils jetèrent leurs yatagans et se rendirent.
Ils avaient déjà fait un trou dans le mur pour s’évader. Si nous avions hésité à faire le siège, ils nous auraient échappé. On les garrotta. C’était le fameux chef de brigands Nicodème et un de ses lieutenants.
— Il y en a un troisième, cria Timo. Va le chercher, Andréas.
— Quel troisième ?
— Celui qui faisait le guet. Je l’ai attaché au prunier sous la fenêtre et le pandour veille sur lui.
— Tu es un vrai kraljevitch Marko[2], dit le magistrat à Timo.
Ziwko se tenait muet, le front baissé, n’osant regarder personne. Ses yeux s’élevèrent sur Timo, puis se baissèrent encore. Enfin il alla vers lui. Timo le laissa approcher, mais sans le considérer en face.
— Timo, frère, ne sois point courroucé. Je te remercie comme un frère. Tu sais que...
Ses yeux s’humectaient.
— Veux-tu que nous soyons frères ? Veux-tu m’embrasser ?
Timo, sans répondre, essuya ses lèvres avec sa manche et ils échangèrent le baiser de paix.
Tous les assistants faisaient l’éloge de Timo, exaltaient sa bravoure. Ziwko se précipita sur l’âtre et ramassa de la cendre pour la répandre sur la blessure que Timo avait reçue à la tête.
— Tu nous as sauvés, Timo, dit le greffier ; tu as droit aux deux cents ducats promis pour la tête de Nicodème.
Timo tressaillit. Ses yeux rencontrèrent ceux de Stana. Il rougit jusqu’aux oreilles et voulut, tout à coup, prendre la fuite.
— Arrête ! Où vas-tu ? s’exclama Ziwko. Tu veux donc quitter ainsi ma maison ?
Le jour s’avançait. On lia plus solidement les bandits et on les conduisit à la maison d’arrêt. Il y eut une distribution abondante d’eau-de-vie. Timo et Ziwko s’animaient de plus en plus et ne cessaient de s’étreindre. Et Stana ?
Elle attendait comme un enfant qui a pleuré pour un jouet et l’obtient à la fin. Ses joues étaient comme des pêches qu’humecte la rosée et ses yeux, où brillait la flamme de l’amour, s’attachaient sur Timo.
Au jour de l’Assomption, sur le marché je rencontrai Timo et Ziwko, Stana et sa mère. Stana portait la coiffure des femmes mariées. Je vis aussi le magistrat. Je lui rappelai l’épisode des bandits et lui demandai quel était ce Timo.
— Un brave homme, très paisible, et parfaitement rangé. Il est né là-haut et a fait son service ; mais, un jour qu’un officier s’est moqué de son père, il lui a envoyé un coup de crosse dans la poitrine. Alors il est parti pour l’étranger.
Le crépuscule s’abaissait. On s’apprêtait pour la danse. Les guêtres de Timo et les cordons de ses souliers étaient bien attachés. La foule s’entremêlait, on criait, on clamait, on buvait. Il y avait une poussière étouffante. On servait les rôtis, on déchargeait les fusils, on cassait les verres ; on entendait les sons de la cornemuse ; les gâteaux fumaient.
Ziwko, en costume de dimanche, attablé dans un cabaret du marché, faisait l’éloge de son beau-frère.
— Ce gaillard-là vous prendra de la main le tranchant d’un sabre aiguisé. Et il n’est pas encore né, celui qui pourrait se mesurer avec lui à la lutte. Il n’y a pas deux Timo. Celui-là, c’est le vrai Serbe. Je le jure.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 avril 2011.
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